La littérature jeunesse à l'école

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5.Entretien avec Bernard Devanne (Lecture et culture littéraire)

Entretien réalisé par Françoise Roland (Professeur des Ecoles)

Autour d’une oeuvre : Rascal explorer la littérature à l’école CRDP Aquitaine p.29 à 33

 

- Bernard Devanne, vous avez depuis longtemps développé Vidée de mise en réseaux. Comment est née cette pratique, quels sont ses fondements ? Ou, pour reprendre une question souvent entendue, " A quoi ça sert " ?

- Dès la constitution du groupe lecture-écriture de l'Orne, en 1981, nous nous sommes appuyés sur une approche qui s'est avérée très productive : tout apprentissage implique des attitudes comparatives, la construction de relations, l'identification et la caractérisation de similitudes et de différences. Pour le dire en une formule resserrée sur l'essentiel, comprendre, c'est créer des liens. En croisant ce point de vue avec des approches théoriques de la connaissance développées au xxème siècle, la théorie des systèmes ou la pensée complexe, nous avons avancé l'idée que tout apprentissage relevait d'une pensée en réseaux. Ce qui signifie que la lecture en réseaux n'est qu'un cas particulier d'une approche qui l'englobe : il faut également penser la découverte des œuvres plastiques en réseaux, des œuvres musicales en réseaux, comme d'ailleurs de tous les objets de connaissance. Dans le domaine spécifique de la littérature, élaborer une culture littéraire c'est organiser des références de façon que celles-ci s'activent lors de nouvelles lectures, afin de leur donner sens et de rendre possibles des prises de pouvoir : au plan des significations comme au plan des choix narratifs, des caractéristiques de l'écriture, dans les albums des relations entre texte et images, etc.

- En quoi les pratiques de mise en réseaux diffèrent-elles des pratiques habituelles de rencontre avec les albums ? Qu'entendez-vous plus précisément — et que n entendez-vous pas — par " mise en réseaux " ?

- Il est en effet plus facile de préciser ce qu'est l'approche des textes en réseaux en précisant d'abord ce que ce n'est pas. Ce n'est pas l'approche par thèmes, qui se répètent identiquement d'une année à l'autre au rythme des saisons et des fêtes du calendrier. Lire des livres sur Noël tout au long du mois de décembre, ou des récits de sorcières pour préparer Halloween, c'est réduire les albums à des prétextes — mieux, à des pré-textes, en ce que l'événement ritualisé, et festif de surcroît, absorbe littéralement la lecture en la pliant à une finalité qui lui est tout extérieure. Qu'on en juge : y a-t-il de plus mauvais moment pour lire Roule Galette qu'en prélude à la galette des Rois, de moment qui se prête moins à penser les relations entre ce texte et Kolobok, le petit pain rond, Le petit bonhomme de pain d'épices, ou diverses autres variantes ?

Ce n'est pas non plus l'idée de travailler sur... Travailler par exemple sur un auteur relève d'une perspective transmissive, c'est vouloir faire découvrir des thématiques, des partis pris narratifs, esthétiques, etc. Cela conduit à une démarche de bout en bout maîtrisée par l'enseignant, qui finit toujours par obtenir ce qu'il veut... Cette approche n'est pas compatible avec un dispositif visant à la mise en réseaux, elle relève plutôt du groupement de textes décidé a priori.

Pensée à hauteur de l'enfant, une approche en réseaux suppose d'abord la découverte de la diversité, la possibilité d'établir des liens multiples dans un même moment : c'est pourquoi nous ne pouvons dans cette perspective orthographier réseaux qu'au pluriel. Les pratiques habituelles procèdent par juxtaposition des lectures, ce qui n'aide guère à rendre plus expertes les lectures ultérieures. Une approche des textes qui a pour souci constant de rendre possible la construction de liens multiples y parvient d'autant mieux qu'elle s'accompagne de moments de formulation, de reformulations, d'affichages des liens identifiés, autant de situations qui provoquent et stabilisent des attitudes culturelles.

- Comment peut-on procéder à une mise en réseaux autour d'un auteur ?

- Comme celle de réseaux, la notion d'auteurs implique elle aussi le pluriel. Pour concevoir l'identité d'un auteur, d'un illustrateur, l'enfant doit en avoir rencontré un nombre significatif. L'identité n'est jamais aussi visible — et lisible — que la différence : elle se construit dans les contrastes, dans le repérage par allers-retours de récurrences et d'oppositions (choix plastiques, types de personnages, tonalités, etc.), jusqu'à ce que s'organisent et se stabilisent des profils d'auteurs, d'illustrateurs. Ce n'est qu'ensuite que les réseaux internes à une œuvre peuvent s'activer, parce qu'ils sont faits de relations plus subtiles — derrière l'identité, les variations.

De même, pour procéder à des mises en réseaux à partir d'un auteur, en direction d'autres auteurs, il est évidemment indispensable d'en avoir fréquenté beaucoup, assidûment, et sur de longues périodes. Il faut toujours avoir à l'esprit que les liens les plus fructueux, au regard des conduites effectives d'apprentissages des enfants, sont souvent ceux auxquels le maître n'a pas pensé - ou qu'il n'a pas pensé possibles à ce moment - donc qu'il ne peut solliciter de sa propre initiative.

- On ne peut enseigner des réseaux " clé en main ", il faut donc donner aux élèves les moyens de les construire. Quels sont les dispositifs les plus appropriés ? Comment organiser un foisonnement " ordonné " pour une classe, pour un cycle ?

- Du cycle I au cycle II (pourquoi pas III ?), les propositions de lecture doivent être quotidiennes et aussi diversifiées que possible. Il faut en premier lieu éviter de lire une dizaine d'albums de Corentin, sur deux ou trois semaines, sous le prétexte que j'évoquais de travailler sur Corentin. C'est dans la surprise que se font les découvertes et qu'elles se verbalisent ; sans surprise, toutes les lectures courent le risque d'une simple juxtaposition... D'où le paradoxe apparent : trop de Corentin tue Corentin ! Il faut au contraire diversifier les lectures, aux plans des types littéraires (narratif et poétique) comme des types de récits, d'iconographies, de concepts d'albums, etc, de façon que ce soit par la propre activité intellectuelle des enfants que les liens s'établissent. La multiplication des " J'ai trouvé quelque chose " et des " C'est comme " est décisive, et suppose cette grande diversité de propositions. '

Grande diversité ne signifie pas incitation à la dispersion : au fil des semaines, les enfants doivent retrouver des auteurs, des personnages caractéristiques (le loup, par exemple), des séries (les loups de Geoffroy de Pennart, par exemple), des esthétiques comparables, etc. Pour pouvoir entendre dès la maternelle " Là, là et là, c'est toujours l'animal qui raconte ! ", il faut avoir proposé, sur une assez longue période, huit, ou dix, ou douze ouvrages racontés du point de vue d'un personnage : c'est à cette condition qu'on peut concevoir, sans artifice didactique et par une authentique réflexion en réseaux, que Le rêve d'Icare de Rascal est énoncé du point de vue de l'épouvantail.

- Comment prendre en compte les disparités culturelles entre élèves, comment mettre en place des référents culturels communs ?

- On fait souvent des disparités socio-économiques et socioculturelles l'argument décisif d'une réduction dramatique des ambitions culturelles de l'école. Nous avons pour notre part, dès nos premiers ouvrages, insisté sur quelque chose qui nous semble largement admis maintenant, à savoir que la réussite était strictement dépendante de la qualité des médiations culturelles que l'on proposait dès le plus jeune âge, puis au fil des semaines, des mois, des années. Cela, aucun enseignant ne l'ignore en tant que parent.

Dans les pratiques quotidiennes de la classe, il faudrait ne jamais oublier que les interconnexions entre neurones se multiplient sous l'influence de l'environnement et que, selon une formule, dont il convient de tirer toutes les conséquences, " L'éducation crée l'organe ". On peut donc parfaitement inverser la réponse ordinairement apportée à cette question, et dire que c'est en multipliant les rencontres à caractère culturel dans leur authenticité, sans simplification, dans leur complexité signifiante, que l'on peut pour le mieux travailler à la réussite de tous, de " Ceux qui en ont le plus besoin " disent les programmes de 2002 (introduction au cycle III).

- Vous donnez une place prépondérante à la production écrite. Comment aider les enseignants à développer ces pratiques ?

- Pour nous, il est tout à fait important de ne jamais dissocier lecture et écriture, en les situant toutefois dans le cadre d'une approche culturelle dense des textes, qui seule donne aux interactions lire-écrire leur pleine efficacité. L'écriture met en effet en dynamique le sujet culturel et, notamment pour tout ce qui relève du programme de littérature du cycle III, évite l'écueil de l'avalanche de questions de lecture, dont on sait bien qu'elles ne peuvent, à moyen ou long terme, que détourner les élèves de la lecture.

Écrire implique questionnements personnels, regards actifs sur les textes, perspectives comparatives... une approche qui, du cycle II au cycle III, enrichit et réorganise les conduites de mise en réseaux, notamment en ce que celles-ci partent maintenant des problématiques de l'écriture. Écrire des contes, des légendes, des récits de genre policier, des carnets de voyage (tous exemples repris dans les programmes de 2002) implique de multiples relectures de corpus de textes à la fois homogènes (ils appartiennent alors à un genre narratif déterminé) et néanmoins aussi diversifiés que possible. En procédant à ces explorations individuellement, en petits groupes, en mettant en commun leurs observations, les élèves apprennent à répondre de façon de plus en plus pertinente aux vrais problèmes d'une écriture littéraire : composer une scène, faire agir un personnage, découper les chapitres, etc.

Pensée dans la continuité du cycle I au cycle III, l'approche en réseaux est donc fondamentalement évolutive : explorant à l'origine la diversité pour lui donner cohérence, elle est conduite, au fil des rencontres avec les problèmes d'écriture, à produire des effets de loupe pour questionner des problématiques textuelles de plus en plus ciblées. Un véritable itinéraire d'apprentissages, en somme.