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RENCONTRER UN AUTEUR JEUNESSE… POUR QUOI FAIRE ?
Avertissement, en guise de préambule.
L'analyse qui suit et les réflexions qui en découlent concernent exclusivement les « rencontres d'auteurs », elles sont le fruit de ma propre expérience et d'observations personnelles, et par conséquent limitées au seul champ de celles-ci. Je ne prétends nullement être exhaustif sur le sujet.
Ce texte est avant tout destiné à ceux qui souhaiteraient me contacter pour programmer une rencontre avec de jeunes lecteurs.
Des rencontres qui se multiplient
Rarissimes il y a peu encore, les rencontres avec un écrivain se sont considérablement multipliées ces dernières années au sein des établissements d'enseignement (de manière effective de l'école maternelle jusqu'à l'université) et des lieux de pratique culturelle tels que bibliothèques, salons et fêtes du livre, structures sociales et autres. Leur nombre est estimé par
Or, il paraît utile de dire et de répéter encore : la vocation première d'un auteur - et qu'il consacre tout ou partie de son travail à destination de la jeunesse ne change rien à l'affaire - n'est pas d'aller se présenter physiquement devant un public. La vocation d'un écrivain… c'est d'écrire. Les qualités que cela requiert sont par nature autres que celles qui sont nécessaires pour se « produire » en public. La différence n'est pas mince, je peux en témoigner pour avoir arpenté pendant près de vingt ans les scènes de spectacle avant d'écrire mon premier roman !
Alors, pourquoi faire si souvent appel à un auteur jeunesse pour qu'il rencontre son public ? Parce qu'il est censé être un passeur de livres hors pair ? Parce que l'on pense que voir un écrivain vivant sera une formidable incitation à la lecture pour des enfants et des adolescents, le fameux déclic ? À ce compte-là, la seule vue d'un grand chef de cuisine devrait résoudre le problème de l'anorexie ! Plus sérieusement, si l'on admet assez souvent que le livre a besoin d'être présenté dorénavant par un médiateur, ou mieux encore« représenté» par son auteur, pour « passer » auprès du jeune public, comment ne pas s'interroger sur le fait que les plus grosses ventes jeunesse de ces dix dernières années échappent totalement à cette règle ? Avant de revenir sur les modèles que cette « représentation » peut rappeler à nombre d'enfants ou d'adolescents dont les principaux référents sont télévisuels, je pense qu'il faudrait aussi se demander s'il est souhaitable que l'auteur se mette nécessairement lui-même trop en avant de son écriture. Quels peuvent en être les effets pervers ? L'auteur ne sera-t-il pas tenté, par exemple, de multiplier les ouvrages dans le but d'alimenter sans cesse « l'activité rencontres » en milieu scolaire ? Et du côté de l'édition, ne doit-on pas redouter de voir progressivement de plus en plus de livres jeunesse (hors documentaires) publiés en fonction de leur adéquation avec tel ou tel aspect du programme scolaire et non plus en raison de leurs qualités intrinsèques ?
Pour conclure sur cet aspect de la question, faut-il absolument se résoudre à penser que le livre ne peut plus se suffire à lui-même ? Pour ma part, j'ai du mal à imaginer les livres de Collodi ,Stevenson ou Renard condamnées à ne plus toucher personne faute de voir jamais ces auteurs frapper à la porte d'une classe en disant : « Me voici, je suis l'invité ! »
C'est quoi, une rencontre d'écrivain ?
Initialement proposées par les bibliothécaires, par des organisateurs de salons et de fêtes du livre, par
Les artistes sont nombreux (ils devraient l'être plus encore) qui interviennent dans les classes ou dans d'autres structures qui accueillent des enfants et des adolescents : comédiens, musiciens, plasticiens. Il y a cependant une différence essentielle avec « la rencontre avec un auteur » qui nous occupe. Quand un artiste intervient habituellement hors cadre de sa propre production artistique, c'est avant tout pour faire exercer à des enfants une activité artistique pour laquelle l'enseignant (ou l'adulte référant de manière plus générale) n'a pas ou peu de compétence. Nous sommes là en présence de ce que l'on appelle communément un « atelier ». Ce qui est très différent d'une rencontre d'auteur.
Certes, des écrivains (je le fais également) prennent régulièrement en charge des ateliers (écriture, poésie, voire conte ou théâtre), mais ils ne sont pas seuls habilités à le faire[1]. Lorsqu'on fait appel à un écrivain, c'est davantage pour ses capacités à transmettre une pratique (et les enseignants sont à même d'évaluer les résultats de celle-ci), que simplement pour le seul fait d'avoir été publié. Ce qui est loin d'être le cas quand on l'invite à venir parler de ses ouvrages, de son écriture, ou tout simplement de lui.
Ça sert à quoi , une rencontre d'écrivain?
Qu'est donc supposé venir faire l'écrivain devant un public ? Que va signifier sa présence dans une classe, une bibliothèque ? Que lui demande-t-on d'incarner, puisque il se présente en chair et en os ? Une passion ? La passion d'écrire et de lire ? Un savoir-faire, une technique, du métier ? Ou encore un engagement personnel sur les sujets qu'il traite dans ses livres ? Cette passion, ce savoir-faire, cet engagement sont, certes, manifestement présents chez nombre d'auteurs, mais est-ce pour autant suffisant pour que ceux-ci puissent remplir la fonction de « médiateur » qui est supposée être la leur ? Je lisais récemment les propos d'un auteur qui avait la sensation d'être devenu le représentant de ses propres livres. Si c'est ainsi, le jugement en littérature jeunesse ne se fera donc plus seulement sur la qualité des livres d'un écrivain mais sur sa « présence », son allure, son âge, son habileté à parler, à communiquer, à improviser, à séduire. En mettant ainsi sa « personnalité » en avant, il s'engage, et souvent à son corps défendant, sur un chemin des plus périlleux : celui de la démagogie. L'équation apparaît pourtant évidente : « l'écrivain est sympa : il sera lu… il ne l'est pas : on ne le lira pas ! »
Pire encore : commentfaire l'impasse aujourd'hui sur le fait que les enfants et les adolescents, imprégnés qu'ils sont d'un environnement médiatisé à outrance, ont désormais bien plus l'habitude qu'on cherche à leur PLAIRE plutôt qu'à les CONVAINCRE. Un écrivain jeunesse prendra alors de plus en plus le risque d'être perçu comme tentant d'être une de ces « célébrités » qui encombrent les écrans pour promouvoir leur prose. Face à l'acuité que les enfants manifestent à cet égard, il ne pourra faire illusion bien longtemps. Le verdict sera sans appel : on aura tel auteur qui « passe » et tel autre qui ne « passe pas ». S'il est vrai que les très jeunes échappent encore en partie à la fascination ambiante de la « célébrité », on ne peut ignorer que, dès les années collège, la prestation de l'auteur sera jugée à l'aune de celle à laquelle se sera prêtée dans le dernier talk-show télévisuel à la mode telle ou telle figure « people » venue avec son livre « témoignage ou confession » coincé sous le bras.
Est-ce là ce qu'on espérait en invitant un auteur jeunesse à se livrer intimement à ses lecteurs ? Se « livrer », l'emploi du mot n'est sans doute pas innocent.
Profession écrivain-rencontreur ?
Quelles sont les raisons premières qui poussent un écrivain à accepter les rencontres qui lui sont proposées parfois avec beaucoup d'insistance ? Comment conçoit-il son rôle ?Deux facteurs non négligeables viennent quelque peu brouiller la clarté des réponses qu'on serait en droit d'attendre.Le premier, et j'en témoigne personnellement, est qu'on se trouve très vite sollicité en tant qu'auteur jeunesse à participer à des rencontres sans trop y avoir réfléchi, un véritable tourbillon qui vous happe. Sollicité, et jamais demandeur, la nuance a son importance : vous n'avez pas à donner le moindre gage de votre capacité à rencontrer. On ne m'a pratiquement jamais questionné sur ce que je comptais faire, sur la façon dont j'allais m'y prendre pour mener à bien la rencontre à laquelle on me conviait. Comme si cela allait de soi, ou pour être plus précis, comme si cela était si intrinsèquement lié à ma personnalité d'auteur que la question ne pouvait se poser.
Le second facteur n'est pas fait non plus pour inciter l'auteur à examiner et analyser ce à quoi il participe le plus souvent seulement parce qu'il y a été invité. La rencontre d'auteur est, dans une écrasante majorité des cas, reconnues par tous les acteurs du livre comme étant un acte rétribué et tarifé selon un barème commun établi par les auteurs eux-mêmes. On peut s'en féliciter car cette initiative collective, apparue au sein de
Il est de moins en moins rare de constater que cette activité représente une véritable profession pour beaucoup d'auteurs.[2] Aller parler à des élèves, à de jeunes lecteurs, est une nécessité pour celui qui n'exerce pas un autre travail ou qui ne bénéficie pas d'une autre source de revenus. À l'heure où vivre de sa seule plume se révèle d'une difficulté extrême alors que, paradoxalement, de plus en plus de monde y aspire ; à l'heure également où les plus vives menaces pèsent sur les droits d'auteur et que les principaux groupes éditoriaux sacrifient la juste rémunération des créateurs sur l'autel des bénéfices de leurs actionnaires, la situation ne risque pas de s'améliorer avant longtemps. La rencontre d'auteur restera à ce titre, et dans la mesure où peu à peu sa banalisation ne finira pas par épuiser le genre, un exercice indispensable pour qui entend vivre de son « métier » d'écrivain. Il est d'ailleurs symptomatique de constater à ce sujet que les auteurs et illustrateurs jeunesse ont réussi à imposer un tarif minimum pour les rencontres, mais qu'ils demeurent totalement impuissants à imposer l'idée même d'un pourcentage minimum commun du droit d'auteur à leurs éditeurs.
Ou passeur d'émotions ?
Bien entendu, on m'objectera qu'aborder ces rencontres sous le seul angle de leur incidence économique, c'est faire abstraction de l'essentiel, de ce qui en constitue à la fois « le moteur et le carburant » pour ceux qui en sont les organisateurs et les invités : les moments d'émotion partagée avec les jeunes lecteurs. Je l'admets volontiers, et j'ajoute que c'est bien pour cela que quelques-unes nous demeurent inoubliables. Mais doit-on pour autant refuser de réfléchir à cela aussi ? S'il faut à tout prix un passeur d'émotion pour amener au texte, quelqu'un sachant l'art de dire en public ne saurait-il pas mieux répondre à cette attente ? Rien n'empêche un auteur d'explorer cette voie (voix !) et bien d'autres encore, au lieu de se contenter neuf fois sur dix de répondre seulement aux questions qui lui sont posées. On ne pourra pas se contenter bien longtemps du seul PARAÎTRE, il faudra bien entrer dans L'ÂGE DU FAIRE, faute de quoi les rencontres avec des écrivains s'épuiseront par manque d'intérêt.
La passion s'accommode mal de la redite.
Pour revenir sur ces « moments d'émotion partagée » évoqués plus haut, dans une rencontre réussie à qui les doit-on le plus ? À l'écrivain qu'on a rémunéré pour être simplement là ou à cette documentaliste qui a su transformer avec des jeunes lecteurs son CDI en un flamboyant décor d'un de mes romans ? À l'écrivain que je suis ou à ce professeur et à ses élèves qui, à cause d'un de mes livres sur l'Inde, m'ont convié à une formidable rencontre suivie d'un repas « à l'indienne » préparé par leurs soins où, tous, du proviseur au personnel d'entretien, des adultes aux enfants, ont plongé avec ravissement leur main droite (comme c'est l'usage) dans le grand plat de riz ? À l'écrivain qui a répondu une fois de plus à tant de questions attendues ou à cet élève de CM2 prenant soudain la parole pour dire tout haut que lui aussi écrit mais pour un mort, son jeune oncle, et qu'il glisse en cachette ses lettres derrière une tombe.
L'émotion - puisque qu'on s'attend si unanimement à la trouver au cour de la rencontre, alors qu'à mon sens elle ne devrait relever que du « petit miracle » qui peut avoir lieu ou pas durant celle-ci- s'accommode-t-elle des contraintes liées à la professionnalisation de ceux qui sont supposés en être les passeurs par leur présence ? Je suis assez peu tenté de le croire, surtout si l'on en est à rencontrer sa douzième classe de la semaine !
L'écrivain doit-il pour autant rester dans sa tour d'ivoire ?
Certainement pas. Parce qu'écrire aujourd'hui, c'est plus que jamais être en le monde, et non pas hors le monde. Alors, pourquoi ne pas répondre de temps à autre à des invitations - quand on les juge vraies, fortes, sincères - sans guère plus exiger qu'un billet de train pour soi et l'achat de livres pour les enfants qui vous reçoivent ? J'ai été dans plus d'une classe où pas même une poignée de mes livres n'avait circulé entre les mains des élèves faute d'un budget pour cela. Personne ne pourra m'objecter qu'il s'agit là de cas isolés ; au contraire, avec la multiplication des rencontres le scénario se banalise. Les auteurs ne sont-ils pas concernés en premier chef par le fait qu'on trouve de l'argent pour les faire venir mais pas pour que les enfants disposent de leurs livres ? La question mérite pour le moins débat, mais celui-ci est pour l'instant assez inexistant.
Qu'on en se méprenne pas, il n'est pas dans mes intentions de contester qu'un écrivain puisse avoir, comme tout artiste venu d'une autre discipline, une fonction rémunérée dans la société au-delà de son oeuvre seule, et qu'il soit également à ce titre-là un acteur de la vie sociale, culturelle et politique, parallèlement -ou plutôt de façon complémentaire - à son activité créatrice, au contraire je le revendique moi-même et cela depuis de très nombreuses années. Cela me paraît être un des enjeux majeurs pour les prochaines années dans une société en perte de repères et où le marché impose sa seule loi. Cependant, l'important est de s'interroger sur le contenu de ce qu'un auteur est censé apporter à de jeunes lecteurs quand il les rencontre. Aborder l'exercice en pensant qu'un peu de conviction et de sincérité suffiront me semble illusoire. Pas plus que ne me paraît efficace d'ouvrir devant eux une pleine valise débordant de manuscrits en cours et de brouillons raturés. Sans nier le moins du monde que nombre de propositions différentes aient pu voir le jour çà et là, il n'en demeure pas moins que pour une bonne part tout reste encore à inventer en ce domaine. C'est une chance immense à mon avis que d'avoir devant nous une telle « terra incognita ».
Pour ma part, j'ai tenté de trouver quelques réponses en faisant appel à mon expérience passée dans l'action culturelle et le théâtre. À mes souvenirs d'enfance, aussi. Que m'ont apporté les livres quand j'étais jeune lecteur ? De l'air… un puissant courant d'air sans lequel je me serais étouffé. Lire un livre, c'était entrebâiller une porte, en pousser mille autres. Parce qu'un adulte, un jour, a su me montrer l'une de ces portes dont je n'imaginais pas même l'existence, et mieux encore, parce qu'il a su avec tact et discrétion la laisser grande ouverte à mon intention, il m'a été donné d'ouvrir une page, puis mille autres… Au-delà, c'est le monde, le monde des ailleurs et des autres qui me tendait les bras.
J'essaierai de rendre la pareille aux enfants d'aujourd'hui. Non pas en me contenant de me montrer à eux et de répondre à leurs questions, mais en réalisant des interventions complémentaires au contenu de mes livres. Je me propose de les emmener en voyage avec moi par des lectures à voix haute ; mais aussi en usant de l'image projetée, du rire, de la musique, des saveurs ; de les conduire par des chemins proches ou lointains à la rencontre de ce qui fait notre monde… de jeter un regard à ce qui peut nous y révolter, ou bien nous donner des raisons d'espérer.
À mon tour ainsi d'inviter ces jeunes, qu'ils lisent ou ne lisent pas, à goûter à la saveur des mots qui disent la vie.
Et si, au hasard d'une de ces futures rencontres, l'émotion se présente au rendez-vous…nous saurons l'accueillir à bras ouverts !
Avertissement, en guise de conclusion.
Ce texte n'a pas d'autre ambition que d'inviter à la réflexion, à ouvrir d'autres pistes, à explorer des pratiques nouvelles. D'autres que moi ont la même intention, on pourra lire à ce sujet ce que propose de son côté Thierry Lenain.
Par souci de faire « court », j'ai délibérément négligé d'autres aspects de la question, comme, par exemple la nécessité de donner aujourd'hui un nouveau statut à l'auteur dans notre société. Sujet qui à lui seul, on le comprendra sans peine, mérite plus qu'un rapide examen.
Patrice Favaro Juin 2004
http://mots-nomades.hautetfort.com/
[1] Il existe depuis quelques années un diplôme d'animateur d'atelier d'écriture.
[2] Ce revenu accessoire, complémentaire du travail d'auteur ou d'illustrateur, est reconnu par le Ministère de